Georges Dufayel

Le 21 janvier 1906, Georges Dufayel fait l’acquisition à Sainte-Adresse de 16 ha de basses-falaises appartenant aux héritiers Dehors.

Tout a été dit sur le personnage : commerçant, bâtisseur, mais aussi patron arriviste et "tourmenteur des pauvres". Les journaux du début du XXe siècle donnaient eux-mêmes des informations erronées - que l'on pourrait parfois qualifier de mensongères - et qui ont été reprises dans la mémoire collective actuelle. « Georges Dufayel a épousé la veuve de son ancien patron »... or, il n'a jamais été marié ! « Georges Dufayel s'est suicidé après avoir fait faillite »... alors qu'il est décédé en décembre 1916 d'une pneumonie foudroyante, en laissant une fortune considérable qui a fait le bonheur de ses héritiers et... des services fiscaux !

Alors, qui était-il réellement ?

Fonds RD 0909

Georges Dufayel est né le 1er janvier 1855 à Paris, de parents d’origine normande, son père exercant la profession d'employé de commerce dans un magasin du Nord de Paris : le Palais de la Nouveauté. A l'âge de 16 ans, il est embauché dans ce magasin, fondé par un commerçant avisé : Crépin ; on peut relever beaucoup de similitudes dans les carrières de Crépin et Dufayel, qui ont 30 ans de différence d’âge.

François Crépin est lui aussi normand, né à Vidouville en 1824. Après 7 ans de service militaire, en 1853, cet homme monte un petit commerce d'argenteur, c’est-à-dire de photographie : la photo connait alors un développement fulgurant ; tout le monde veut se faire tirer le portrait, l’offrir à sa famille, mais… ça coûte cher. Crépin propose alors : « Je vous tire vingt portraits, vous m’en payez un, vous emportez les dix-neuf autres, et vous m’en payez un par mois ».

Et cela marche, cela marche même très bien : une forme de crédit est née, le crédit par abonnement. Crépin voit aussitôt le parti qu’il peut en tirer, et crée un magasin en 1856 où il vend tout ce qui concerne le ménage, la toilette… mais pas d’alimentation. Le système fonctionne aussi bien que pour les photos. Il achète un magasin plus grand, puis un autre, puis en 1872 un terrain sur le boulevard d’Ornano où il fait construire un grand magasin par l’architecte Lebègue, le Palais de la Nouveauté. C’est l’époque où Georges Dufayel entre dans l’entreprise

Georges Dufayel va y faire carrière très rapidement : simple groom, chef de service, directeur, il sera à l’âge de 30 ans associé de Crépin qui avait alors changé de nom et était devenu en 1878 "Crespin aîné de Vidouville (Manche)". On retrouvera ce souci de respectabilité chez Georges Dufayel.

Mais le patron est malade. Ses médecins l’envoient en cure en Algérie, où il meurt en 1888. Crespin aura droit à des funérailles grandioses, un monument au cimetière du Père Lachaise. Georges Dufayel prend les rênes de l’entreprise et en devient le patron.

L’administration Crespin assurait le crédit de la Samaritaine, un grand magasin créé par les Cognac-Jay, qui étaient de vrais philanthropes, vendant à prix coutant au comptant comme à crédit… Georges Dufayel, en bon commerçant, souhaite que Cognac-Jay s’engage sur de plus longues durées, mais ce dernier refuse. Alors, Georges Dufayel annonce qu’il va créer un magasin populaire monstre. (Cognac-Jay rachète une petite banque qui lui assurera son crédit : la Semeuse)

Voilà l’origine des Grands Magasins Dufayel, que Georges Dufayel fait construire par son architecte Rives, et développer par étapes successives sur les terrains voisins. Rives voit grand, utilise tous les procédés de constructions légères, installe le chauffage à air pulsé, le chauffage au gaz, puis, apprenant qu’on peut installer des transformateurs, l’électricité.

La réussite de Georges Dufayel repose sur la conjonction de 3 activités qui s’épaulent mutuellement et se renforcent : La publicité, les grands magasins et le crédit.

La publicité : en 1887, avant la mort de Crespin, Georges Dufayel avait fondé l’Affichage National, et obtenu deux années plus tard, en 1889, la concession exclusive le la publicité de l’enceinte de l’exposition universelle. A cette époque, la publicité était réalisée par prospectus et par affiches ; les prospectus étant donnés par réseau de distribution, les affiches en conservation ou aléatoire. Georges Dufayel change le système et invente la publicité sur les palissades, s’assure de multiples surfaces pour son affichage et obtient une concession sur les murs aveugles de Paris. Il réalise alors les plus grandes affiches de l’époque, dont une qui marquera les esprits : Tournée de Buffalo Bill sur 30,40 m². Il affiche l’ensemble de ses procédés sur le papier à lettres utilisé par les Grands Magasins. Et il assure sa propre publicité par de nombreuses éditions : Catalogue des Grands Magasins, Indicateur Dufayel et l’Affichage National. On trouve alors de la publicité dans les stations balnéaires : Trouville, Cabourg…

Le mot d’ordre est : "Fixer dans la mémoire en frappant les yeux".

Les Grands Magasins : des agrandissements successifs sont réalisés en extérieur (construction d’un dôme), mais également en intérieur : un hall de 14 m de large, 14 m de haut sur 60 m de long, et de chaque côté des galeries de 5 m. Une ossature en fer est utilisée et un superbe escalier en fer permet d’accéder aux étages. La décoration est lourde et ostentatoire. Dans les magasins, on trouve de tout : beaucoup de meubles, les pianos à queue côtoient les bicyclettes, des rayons les plus divers, à l’exception des vêtements et de l’alimentation.

Et chaque fois que de nouvelles fabrications ou solutions techniques apparaissent, elles y sont inclues.

Dufayel rassemble toutes ses entreprises au sein d’une administration qui trouve sa place à côté des Grands Magasins dont la publicité s’étend partout : sur les grands magasins, sur les murs, sur les toits, sur les boites aux lettres, dans les wagons de chemin de fer, sur les panneaux proches des gares, sur les voitures de livraison, dans "l'indicateur Dufayel" !

La technique Dufayel, c’est le matraquage en attirant la clientèle dans les grands magasins par la création de spectacles, concerts, opéras, de cinéma, films de Lumière (Jean Renoir y a découvert le premier film de Mélies)

C'est un homme d’affaires à l’imagination débordante, commerçant à l’ascension fulgurante, dont la réussite et la richesse s’affiche partout, mais dont l’origine modeste le poussent à rechercher reconnaissance et respectabilité. Il se veut social, offre les robes de mariées à ses employées, réalise chaque année des tombolas qui permettent aux employés de gagner… une maison.

Mais, grand patron et nouveau riche, il est la cible virulente des pamphlétaires, et d’une grève mémorable en 1905 qui prend fin rapidement. Sa devise affichée est alors : Bien faire et laisser dire.

Il aura cette réplique extraordinaire donnée à l’entretien échangé avec un journaliste lors d’une interview :

Dufayel - « On me reproche mon Palais des Champs Elysées. Mais de qui viennent ces reproches ? Des envieux, des riches, et non des humbles… »

Journaliste - « Quelque fondation charitable, cependant, un hôpital, une maison de secours, une maison de retraite, que sais-je, vous eussent valu, je pense, autant que le palais des Champs Elysées, sinon davantage, la gratitude de vos clients. »

Dufayel, avec un léger sourire - « Il est certain qu’un hôpital eut été plus utile aux Athéniens, durant la peste du Péloponèse, que ne l’a été l’Acropole » !!!!

En 1910, les Grands Magasins compteront 15.000 employés, 800 abonnements et 3.500.000 de comptes clients.

Georges Dufayel fait partie du Jury international de l’Exposition Universelle de 1900. Il est chargé de délivrer les prix de récompenses d’Initiatives publiques ou privées en vue du bien être des citoyens. Dans le petit catalogue délivré à cet effet, il est décrit ainsi : « M. Georges Dufayel, un fils de ses œuvres, qui a développé, après M. Crespin, le concept de crédit populaire, auquel les classes laborieuses sont redevables de jouissances auparavant inaccessibles et qui, s’il a, par son industrie, su porter sa maison à un haut degré de notoriété et de prospérité, a fait marcher au moins son ascension personnelle de front avec le bien-être de son innombrable personnel, tout en venant encore en aide au fonctionnement de beaucoup de bonnes œuvres, placées en dehors de son action directe. »

En 1906, Georges Dufayel fait l'acquisition de terrains de basses falaises au Sud du cap de la Hève à Sainte-Adresse, et entreprend sur ce site la construction d'un imposant ensemble architectural. Après avoir tracé les routes, canalisé les sources souterraines, mis en place un réseau d'égouts, il fait construire par Ernest Daniel un Palais des Régates, un Palais du Commerce, des villas aux noms évocateurs, puis, après le décès de ce dernier, un monumental immeuble sur le nord de la place Frédéric-Sauvage, par Gustave Rives, architecte des Palais nationaux.

Ne se limitant pas à ce nouveau quartier du Nice-Havrais, il fait l'acquisition d'importantes parcelles de terrains sur le plateau du cap de la Hève et le vallon d'Ignauval pour développer de nouveaux projets - hippodrome, aérodrome,... - qui seront tous suspendus par le déclenchement des hostilités mondiales.

Officier de la Légion d'honneur, Georges Dufayel décède le 28 décembre 1916, sans alliance ni descendance, laissant une fortune considérable évaluée à plus de 50 millions de francs-or (déclaration de mutation par décès n°277 du 20 mai 1922).